.
Accueil Remonter

 

 

 

Le Ribâ (l’usure) en Islam

Historique et actualité

H'mida ENNAÏFER*

I - A la recherche d'une légitimation.

 

Quand, en 1973, la crise économique mondiale éclate, nul ne pouvait alors s’imaginer quelle en seraient les répercutions en termes politiques, sociaux et intellectuels sur la communauté arabo-musulmane. Dès la fin des années 70, nombres détats arabes et musulmans vont se retrouver avec, sur les bras, un excédent massif en pétrodollars inconvertibles en or. Comme il fallait le placer de toute urgence, on crée de nouvelles institutions bancaires lesquelles exigeaient des assises théoriques qui se fondent sur le droit musulman.

 

Ainsi, en Arabie Saoudite, au Koweït, aux Emirats arabes unis, en Egypte et même dans les pays du Maghreb, dès 1977 se multiplient les colloques internationaux. Leur but est d'associer, dans une même réflexion, universitaires, chercheurs, juristes, et banquiers en vue de dégager le mécanisme de ce qu'on' appellera " la théorie de l'économie islamique" et de définir les spécificité des nouvelles procédures bancaires. Parallèlement à ces initiatives prospère une littérature sur le Ribâ (l'usure) et sur la forme d'un système bancaire conforme à l'esprit de l'Islam, en la matière, adversaire du prêt à intérêt.

 

L'examen des travaux des rencontres internationales, des recherches éditées ces vingt dernières années fait ressortir deux seules raisons à l'intérêt porté à la question du Ribâ. D'abord la remarquable extension du champ d'action économique et monétaire de l'occident à la zone arabo-musulmane. D'où l’accroissement de pratiques économiques contraires à l'éthique et au droit musulmans.

 

Premier "défi" qu'avait à relever l'élite musulmane et qui allait faire ressurgir un ancien défi datant du XIXéme siècle: la création d'un système politique moderne à l'usage du monde musulman. Dès lors quelle réponse apporter à la question économique quand la réflexion politique antérieure est toujours pendante ?

 

Dans cette perspective la question du Ribâ dépasse les limites d'un enjeu économique, les dimensions, l'ampleur d'un conflit culturel et civilisationnel.

 

Le choc des années 70 a eu le mérite d'attirer l'attention des penseurs du monde musulman sur un nouvel aspect du Ribâ, interne cette fois-ci. L'analyse des débats, des rapports des synthèses, des colloques, écrits sur le Ribâ aboutit au constat d'une confusion sur le sens des mots chez ceux-là mêmes qui sont chargés de réfléchir sur eux. Quand certains juristes parlent de "profit" généré par un contrat, ils l'entendent dans un cadre doctrinal et suivant des procédures qui font que tout bénéfice est le résultat de l'union du "capital" et du

___________________

* Professeur à l’Institut Supérieur de Théologie, Tunis.

 

 

" travail ".Cette association suppose des risques tant pour le propriétaire du capital que pour celui qui travaille à le multiplier. Il est donc insensé, dans cette optique, de fixer d'avance un bénéfice déterminé. Ces penseurs considèrent que le droit musulman soutient une économie productiviste où la valorisation du capital doit passer essentiellement par l'investissement.

 

En revanche, certains économistes et juristes musulmans, mettent sur un même pied "profit","gain" et "intérêt". A leurs yeux, la monnaie est une marchandise qui se vend et s’achète dans un espace, la banque, et qui, de par les fluctuations de sa valeur, ne remplirait plus son ancienne fonction. Elle ne peut plus être un instrument d'échange car elle est devenue un instrument de thésaurisation qui exige une contre-partie. C'est ainsi que la monnaie va être louée. Son loyer, l'intérêt, n'est en fin de compte qu'un gain ou un profit. Cette seconde approche qui explique –schématiquement- l'intérêt en tant que tel concorde avec le code des obligations modernes du monde occidental. Son adéquation ainsi que tous les procédés modernes de financement et de garantie au droit musulman ne sont pas une tâche facile.

 

Pour contourner la question épineuse de la prohibition du Ribâ en Islam, il a fallu trouver refuge, sur le plan pratique, dés 1975, dans la création de banques islamiques. Mais le grand malentendu reste d'un ordre théorique. En effet la rencontre de La Mecque -Arabie Saoudite -de 1977 autour de l'économie islamique va déclencher l'une des plus grandes polémiques juridico-historique du monde musulman moderne.

 

Cette polémique peut se ramener à quatre questions:

 

Quelle est la définition exacte du Ribâ prohibé par l'Islam? Quelles sont les sources de cette prohibition?

 

Comment interpréter les textes fondateurs de l'Islam concernant le Ribâ sans laisser place à l'équivoque?

 

Comment l'éthique musulmane, en matière économique (mu'âmalât), pourra-t-elle influencer, positivement, les valeurs modernes et donner un sens aux sociétés musulmanes contemporaines?

 

Cette grave discussion se poursuit, encore, dans des cercles de spécialistes sans qu'aucun résultat ne soit sorti. D'une part, le prêt à intérêt est admis dans la totalité du monde musulman sunnite. La loi l'approuve implicitement ou explicitement. D'autre part, l'agitation permanente dans la quasi-totalité du monde musulman, depuis une quinzaine d'année, témoigne surtout d'une crise sociale et morale qui n'est pas étrangère à la spirale d'endettement dans laquelle le monde musulman s'est enfermé. Tout porte à croire qu'il ne pourra pas se dégager du processus cumulatif qui menace de décomposition les sociétés musulmanes.

 

La lecture critique de l'essentiel de cette vaste littérature juridique de ces vingt dernières années, se rapportant au Ribâ, dévoile une volonté de légitimation du système de prêt à intérêt dans le monde musulman. Mais on découvre, surtout à travers la confrontation d'idées et d'arguments, une constante quasi-inamovible de ce qu'est le Ribâ en Islam. En reprenant même les toutes premières tentatives du réformateur égyptien Abdouh (m. en 1905) et de son disciple Ridha (m. en 1935) on constate aisément que rien n'a changé en ce qui concerne la base de la prohibition du Ribâ en droit musulman. Ceci ne s'oppose en aucune façon à une évolution certaine du mécanisme de la pensée juridique. Certains aspects de cette évolution seront traités plus loin. Mais il n'en demeure pas moins qu'une conception de base peut être reconstituée. Elle concerne les deux éléments fondamentaux de cette question:

 

1) les textes fondateurs.

2) la méthode appliquée pour leur interprétation.

 

Deux récents travaux de deux juristes ont défrayé la chronique dans le monde arabe. Le premier, de l'égyptien Saïd Achmaoui met l'accent sur la différenciation entre intérêt et Ribâ. Le second, d'un juriste saoudien Ibrahim Ennaceur, édité sous forme de Fatwa  (avis juridique autorisé), en 1990, stipule que le droit musulman n'interdit point le système bancaire actuel et les intérêts qu'il génère.

 

Aucun de ces deux écrits n'a remis en question les textes fondateurs. L'interdiction du Ribâ reste pour eux un élément invariable de la théorie économique islamique. Mais cette dernière, en fonction du temps et de l'espace, doit évoluer pour pouvoir répondre aux nouvelles pratiques économiques et monétaires totalement inconnues de ceux qui ont interprété les textes et établi le système juridique traditionnel.

 

En un mot les deux juristes invitaient leurs collègues à dissocier le message originel de l'interprétation conjoncturelle, laquelle interprétation désacralisée ouvre la porte à un nouvel examen qui cadre avec la doctrine islamique et les exigences du moment. Cette invitation n'a pas suscité de réactions positives chez la grande majorité des juristes musulmans. Elle exige de grands efforts scientifiques pour conduire à une nouvelle approche des textes révélés. Cette approche, bien que différente, ninvalide aucunement les anciennes juridictions puisquelles étaient l'émanation de réalités économiques et sociales autres que celles d'aujourd'hui.

 

II - Textes fondateurs et le patrimoine juridique.

 

L'étude du précepte de Ribâ ne peut être menée convenablement, à notre sens, que si elle répond aux trois questions qui forment le fond de la polémique actuelle.

 

De surcroît, c'est une recherche qui doit s'effectuer à partir des trois sources fondamentales du droit musulman: Le Coran, la Sunna ou traditions du Prophète et enfin les interprétations des jurisconsultes des Textes liés au Ribâ. Ces interprétations ont évolué et se sont multipliées donnant naissance à différentes écoles juridiques. Pour jeter de la lumière sur ce vaste patrimoine juridique, on prendra un exemple précis. Il s'agit du contrat aléatoire: al-gharar. Ce genre de contrat démontre que la notion de Ribâ ne peut se limiter au seul cas de l’usure à terme mentionné dans le texte coranique. L'exploitation contractuelle dépasse la seule pratique de l'usure de prêt explicitement interdite par le texte révélé. Ceci nous mènera, enfin, à soulever une question toujours d'actualité: Les iniquités et l'esprit de l'Islam.

 

II – 1. Les quatre passages coraniques:

 

Le Coran, texte révélé au Prophète Mohammad, est pour la religion musulmane le texte fondateur dans lequel se trouve codifié l'essentiel des prescriptions à valeur normative. Les passages coraniques qui concernent le Ribâ ne sont pas nombreux. Ils sont au nombre de quatre.

 

-Le premier passage révélé à la Mecque ne comporte pas une interdiction formelle du Ribâ. Néanmoins on remarque facilement qu'il veut mettre un terme à son usage en faisant intervenir dans le domaine du commerce et des échanges, une dimension sociale et morale, donc religieuse. En effet dans ce premier passage coranique concernant le Ribâ, le verset n'emploie aucune formulation impérative ou obligatoire. Elle se limite à une tournure suggestive qui propose une conception différente de la vie commerciale : "Ce que vous prêtez à l‘usure pour accroître vos biens au détriment du prochain ne vous sera de nul profit auprès de Dieu. Ce que vous donnez, par contre, en aumône, quêtant la face de Dieu, voilà qui vous sera porté à plusieurs fois sa valeur". (Coran XXX / 39).

 

Ce choix de procédé n'est nullement fortuit. D'une part la communauté musulmane à La Mecque était minoritaire. D'autre part la pratique des contrats usuraires était tellement répandue parmi les Arabes qu'il paraissait vain de l'interdire subitement. Enfin, dans un milieu fortement hostile à tout sentiment moral dans l'exercice du négoce, ce qui devait importer le plus pour une religion naissante, c'est d'annoncer l'alternative de justice et de solidarité. C'est probablement dans ce but que ce premier passage était précédé par des directives qui veulent marquer l'avènement d'une nouvelle ère: "Donne au proche parent, au pauvre et au voyageur, la part qui te revient de droit sur tes biens. C’est à un profit certain pour ceux qui quêtent la face de Dieu, et ceux là connaîtront la félicité. " (Coran XXX / 38).

 

Arrivés à Médine, quelques années plus tard, les musulmans assistèrent à une nouvelle phase de l'apostolat du Prophète. Muhammad, lequel n'étant plus uniquement un guide spirituel, pouvait passer à l'étape suivante, l'abolition des anciennes habitudes et l'appel à l'amour du prochain susceptible d'être mieux et plus entendu.

 

Cette période médinoise, très mouvementée, sera le théâtre de trois passages coraniques où le Ribâ sera prohibé de façon catégorique.

 

D'abord en soulignant que cette prohibition n'est pas le fait de l'Islam puisque les prophètes antérieurs l'ont déjà interdit: "De même que nous sévîmes contre leur pratique de l'usure, qui leur était pourtant, interdite, et leur avidité à s'enrichir au détriment de leurs semblables. " A ceux d'entre eux demeurés incrédules seront réservés les pires tourments"  (Coran IV/160).

 

Ensuite, en précisant le but de cette interdiction: l'annulation du profit engendré par un besoin momentané source d'appauvrissement et d'aliénation d'un sujet. Le but de cette prescription rejoint la finalité globale de la mission prophétique, la création d'une vie spirituelle et communautaire nouvelle "Croyants, ne pratiquez pas l'usure, multipliant abusivement vos profits. Craignez Dieu : vous n’en serez que plus heureux!" (Coran III / 130).

 

Le quatrième et dernier passage relatif au Ribâ est probablement parmi les derniers textes révélés du Coran. Ce passage s'attache à confirmer l'interdiction de façon définitive en évoquant toujours le nouveau caractère moral et social de cette prescription. Un parallèle est dressé entre Ribâ (usure) et Zakât (aumône) pour mieux souligner les deux termes d'une antithèse : " Ceux qui se repaissent d’usure se verront, pour le jugement dernier, ressuscités en convulsionnaires possédés par le Démon, pour ce qu'ils ont affirmé. "L'usure est une forme de vente", quand Dieu a permis la vente et interdit l'usure Dieu réduira en poudre l'usure et fera croître l'aumône..... Fuyez désormais tout profit usuraire si vous êtes vraiment croyants ? Si vous ne le faites, Dieu et son Prophète vous déclareront la guerre. Si vous revenez repentants au Seigneur il vous restera le principal de votre principal de votre bien ne lésant personne et n'étant point lésés. "(Coran II / 275-280).

 

En se bornant à ces quatre passages coraniques, on peut remarquer la place prépondérante du système usuraire chez les Arabes à l'époque pré-islamique. Cela explique l'escalade du discours coranique dans à son traitement du phénomène usuraire. Certaines traditions confirment cette remarque. Ibn Abbâs, cousin et compagnon proche du Prophète dit à ce sujet en substance que malgré cette prohibition claire et nette il y avait certaines incertitudes sur nombre de contrats: " Sont-ils prohibés ou autorisés?" On attribue à Omar Ibn Al-Khattâb des propos similaires "J'aurai voulu que le Prophète nous donnât des explications définitives, éliminant toute controverse sur certains cas du Ribâ".

 

C'est dire à quel point cette pratique était répandue, complexe et subtile et à quel point une interdiction, fût-t-elle catégorique, ne pouvait l'englober globalement.

 

Néanmoins on peut remarquer que les quatre passages coraniques énoncent deux critères de base qui peuvent servir à l'établissement d'une conception minimale du Ribâ.

 

a- La distinction entre la vente et le Ribâ : Lorsqu'on étudie conjointement le troisième passage coranique et le quatrième on se rend compte que ce qui lie l'idée de s'abstenir de multiplier abusivement les profits (troisième passage) à l'interdiction définitive (quatrième passage) c'est justement le fait de distinguer vente permise, et l'usure illicite. Aux Arabes qui disaient : "l'usure est une forme de vente " le Coran répliquait : "  Dieu a permis la vente et interdit l'usure". Dans les faits, les Arabes de l'époque anté-islamique étaient très attachés au Ribâ. Il leur permettait la fructification du capital et la prorogation du terme. Quand le débiteur ne paie pas à l'échéance, il voyait le montant de la dette doubler pour l'année suivante. C’était le principe fort connu de: " Paie moi, sinon augmente ma créance " ou l'exploitation à outrance et à l'infini.

 

Cela, était, pour les Arabes de l'époque, une espèce de vente. Il sera interdit explicitement par le texte coranique qui tient à l'écarter de l'espace de la vente autorisée. Admettre le Ribâ an-nasî'a ou Ribâ du Coran. revient à institutionnaliser au profit de certaines couches sociales une vie parasitaire où l'accumulation des profits sans risques alimente des tensions sociales. Le prohiber était une forme de réhabilitation du travail, en l'occurrence le commerce, et une manière de briser l’étau de l'exploitation.

 

b- Le Ribâ et l'esclavage Le second critère qui peut définir avec assez de précision de ce qu'est le contrat usuraire suivant le discours coranique est celui de l'émancipation sociale. Celle-ci, pour être d'une importance capitale, ne fut pas suffisamment soulignée. Il s’agit du rapport entre le contrat usuraire et la servitude fort répandue en ces temps. L'exégète Qortobi nous donne un exemple frappant d'un débiteur dépossédé de tous ses biens, puis de sa liberté pour dettes non honorées. L'affaire fut portée devant le Prophète Mohammad qui n'avait d'autre solution que de suivre la coutume appliquée en pareil cas. Le débiteur fut vendu en esclave.

 

Les versets qui défendaient le Ribâ ne furent révélés qu'à la suite de cet événement affranchissant bon nombre de gens que la misère conduisait à la servitude. La prohibition des contrats usuraires en termes sociaux représente une émancipation des déshérités et l'amorce d'un processus nouveau dans la péninsule arabique.

 

Cette initiative courageuse est légalisée par un des derniers versets du quatrième passage coranique qui brise l'engrenage de la sujétion "Si votre débiteur est dans la gêne, attendez qu’il vienne à meilleure fortune. Si vous saviez pourtant comme il vous sera préférable de renoncer à vos droits. " (Coran II /280).

 

Ainsi le texte coranique a interdit la pratique usuraire sans spécifier les cas d'espèce. Pour le texte coranique il y a crime d'usure quand on tire parti de l'exploitation de l'inexpérience, du besoin, ou de la faiblesse mentale du débiteur.

 

II – 2 - Traditions, diversité et système juridique :

 

Nous avons déjà souligné la gradation des passages coraniques concernant le Ribâ par leur caractère diachronique. Il faut dire que la Sunna, ensemble des traditions à valeur normative qui rapportent ce que le Prophète est censé avoir dit ou fait, a confirmé la même gradation. Le Coran, sans équivoque, est arrivé à la prohibition du Ribâ mais dans le seul cadre de contrat usuraire: L'usure du prêt ou Ribâ an-nasî’a. Rien n'empêchait que d'autres types de contrats soient frappés d'interdiction aux yeux de la juridiction islamique si ceux-ci sont dommageables à l'un des parties contractantes. Certaines traditions attribuées au Prophète allaient interdire d'autres types de marché auxquels on donna le nom de "Ribâ du Hadith ", ou " Ribâ al-fad", lié à un surplus provenant d'une transaction. Ils concernent l'échange instantané de deux produits de même nature mais de qualité différente. A ce sujet plusieurs hadiths, rapportés par un seul compagnon du Prophète, concernent l'interdiction de cette forme de troc (muqâyada). Les produits en question sont au nombre de six: Le blé, l'orge; le sel; les dattes, l'or et l'argent Il s'agit donc de mettre sur le marché ces produits et d'acheter avec le produit de leur vente des biens de même nature de qualité différente. Et le Prophète conclut par une forme d'avertissement : "Ne vendez point le dinar pour deux dinars (deux produits en or mais de qualité différente) le surplus est de l’Usure... Car je crains pour vous le Ribâ "

 

Ibn Abbas, déjà mentionné, refusa de sanctionner cette pratique de prohibition. Il continua avec d'autres compagnons à considérer seul le Ribâ du prêt, sanctionné par le Coran, comme proscrit. Mais d'autres compagnons admettaient que le surplus dégagé lors d'une telle opération sur une même denrée comporte en soi l'idée d'usure prohibée par la révélation coranique.

 

Cette interdiction n'a pu être étendue au Ribâ d'échange que parce que celui-ci peut être porteur de préjudices. Nombre de jurisconsultes, même modernes, croient voir dans l'interdiction de ce genre de contrat une sanction préventive puisqu'il y a un soupçon de lésion. Pour eux, seul le Ribâ du Coran, celui lié au prêt, est prohibé. On doit ajouter qu'au cas où il y a troc entre des espèces différentes même si elles figurent parmi les six mentionnées (orge contre dattes), là la tradition du Prophète n'élève aucune objection. Une seule condition, dans ce cas, est exigée. La vente doit se faire instantanément. Aucune prorogation du terme n'est acceptée.

 

Ainsi on peut définir le Ribâ comme un avantage lésant un des contractants dans le cadre d'un prêt ou d'un troc de métaux précieux ou de denrées alimentaires. Le critère de la prohibition devient plus net puisque c'est l'équivalence entre ce qui est fourni de part et d’autre qui légitime le contrat.

 

A la lumière de ces quelques considérations, on peut noter que le droit coutumier du Prophète relatif aux contrats équivoques a suscité de nombreuses interprétations de ces fameux critères de prohibition.

 

D'une part les compagnons du Prophète, après sa mort, n'étaient pas tous du même avis pour ce qui est de l'interdiction d'autres types du Ribâ, exception faite de ceux mentionnés dans le Coran et admis par tous. La Tradition à laquelle on s'est référé plus haut, concernant l'interdiction du troc, relève des hadiths Âhâd rapportés par une seule personne. Des compagnons notoires tel qu'Ibn Abbas, Ibn Zayd, Ibn Zoubeïr et d'autres ignoraient que le Prophète avait interdit le troc. Ils soutenaient en outre que le texte coranique, en parlant de l'usure prohibée, a employé un article défini pour désigner un seul type de contrat: l'usure à terme (an-nasî'a).

 

Omar, deuxième calife, auquel on attribue un doute sur les types de contrats virtuellement usuraires, a choisi pour sa part une position rigoureuse. De peur qu'on tombe dans le péché il prêcha l'abandon de tout ce qui est suspect en la matière et de ne conclure que les marchés sur lesquels ne pèse aucun soupçon. On affirme qu'il a fait ce choix tout en disant: " Je crains que nous n'ayons décuplé l'importance du Ribâ par peur du Ribâ. "

 

Les générations suivantes s'efforceront de préciser la définition du Ribâ à partir d'exégèses et d'un processus complexe de déductions logiques. Mais cela n'a empêché ni la divergence ni la diversité des tendances.

 

Une première s’alignait sur la position d'Ibn Abbas et n'exigeait comme critère de prohibition que le facteur " temps " dans des contrats de prêt. Pour elle le Riba était exclusivement le reliquat provenant d'un prêt suivi d'une prorogation. Selon cette théorie, l’acquisition d’un avantage déterminé à la suite d'un prêt est interdit car celui-ci doit être désintéressé.

 

La seconde ligne, celle des littéralistes (az-zâhiriya), admet l'interdiction faite par 1e texte coranique et accepte la prohibition d'échange concernant les six produits déjà cités Aucun autre ne peut être ajouté car les littéralistes refusent l'analogie et entendent s'attacher à la lettre du fameux hadith : "Du blé pour du blé à part égale et de main en main..." C'est le rejet de tout surplus, abstraction faite de l'acte qui l'a généré.

 

Enfin il y a ceux qui considèrent que le Ribâ, comme Janus, possède deux visages, celui lié au prêt et mentionné dans le Coran et celui lié à l'échange de nos six denrées. En usant de l'analogie, ils ne limitent pas l'interdiction aux six denrées et réussissent à trouver des critères qui leur permettent d'étendre les dispositions du Ribâ à d'autres biens. Pour cette troisième tendance, le Ribâ fait partie des contrats de vente qui ne peuvent être validés qu'une fois détachés de toute usure.

 

Cette dernière thèse, va, au fil du temps prendre le dessus sur les deux autres courants. Cela aura pour conséquence de focaliser les diverses interprétations sur les textes des traditions en vue d'en faire ressortir les critères d'interdiction pouvant couvrir le large domaine des ventes. Ainsi les docteurs des écoles juridiques, avec une méthode de plus en plus systématisée, vont s'éloigner progressivement des réalités économiques et de leurs exigences. La grande incertitude initiale du siècle premier de lhégire va donner naissance à une opposition grandissante entre la loi et la réalité. Pour combler ce gouffre nombre de jurisconsultes vont faire inventer un subterfuge ('ilm al-hiyal), des astuces juridiques grâce auxquelles ils pouvaient contourner l'interdiction. En ajoutant à l'incertitude de départ l'approche mise en œuvre pour analyser la prohibition du Ribâ, la science juridique s'enlise dans des réponses stéréotypées et des interprétations figées. Alors que les sociétés musulmanes exigeaient une dynamique dans un domaine qui ne supportait point la stagnation.

 

On peut aujourd'hui constater le manque de rigueur, parfois, de l'argumentation divergente des juristes musulmans. Enumérons quelques points qui, à notre avis, peuvent jeter quelque lumière sur la polémique actuelle pour lui donner un sens nouveau.

 

a) A quelle finalité sociale et humaine l'interdiction de l'usure a été prononcée dans le Coran?

 

b) Si, étymologiquement le Ribâ signifie excédent pourquoi le Coran puis la Sunna l'ont-ils sciemment affecté au champ économique et au commercial au détriment de son sens initial et général ? Autrement dit, vers quel type d'économie l’Islam voulait il faire engager les musulmans en déterminant le sens du terme ?

 

c) Quelles sont, de façon précise, les caractéristiques du critère de base de la prohibition du Ribâ?

 

Il faut rappeler que par le passé les juristes musulmans ont soulevé longuement la question du critère d'interdiction du Ribâ sans apporter de réponses précises et pouvant notamment ouvrir une perspective sur l’avenir. Ceci n'est pas surprenant dans la mesure où. la question de la finalité (maqâsid), référence des principes généraux du droit, a été laissée de côté. Le monde musulman a payé au prix fort cette incertitude et cette apathie. Il a sombré dans l'indolence économique et la stagnation sociale.

 

Ce qui va pousser le monde musulman, sur le plan juridique, à se prêter à plusieurs formes d'usures plus ou moins déguisées. Pour arriver à cette étape, le droit musulman sunnite a marqué deux temps.

 

-a- Premier temps: Un nombre considérable de docteurs de la loi soutiennent, qu’en plus du Ribâ prohibé explicitement par le Coran, un autre Ribâ, celui de la Tradition, n'en est pas moins interdit.

 

-b- Deuxième temps: La quasi-totalité des jurisconsultes des quatre écoles juridiques sunnites affirment que l'usure de l'échange (Ribâ al- fadl) est interdite malgré le silence du Coran à son égard. De là se perdent les nuances entre usure " Ribâ an-nasî’a "et soupçon d'usure " Ribâ al-fadl ". C'est ainsi que la marginalisait de la thèse d'Ibn Abbâs va influencer la science juridique de façon déterminante.

 

En effet les "moyens de preuves " qu'on peut tirer de la thèse d'Ibn Abbâs et ses disciples, laquelle restreint la portée du Ribâ, sont différents de ceux que l'on tire de la thèse opposée. Si la première se limite au cas de novation, elle considère donc que le prêt est à l'origine des contrats usuraires. La seconde, quant à elle, cherche à étendre son action à un grand nombre de transactions puisqu'elle considère la vente à l'origine des contrats usuraires. Une théorie économique qui serait sortie de la première thèse aurait vu dans le Ribâ du Coran, lié au prêt, sa référence de base. Elle aurait vu que la finalité de la prohibition du Ribâ ne pouvait être que sociale. En d'autres termes elle devait s'engager dans la voie d'une solidarité et d'une coopération accrues; donc dans de grands changements pour l'intérêt public. La seconde thèse des grandes écoles juridiques, s'inscrit en porte à faux de cet engagement. En prenant la vente comme origine des contrats usuraires, elle ne peut travailler qu'à la vérification du cas par cas. Elle limitera ses efforts à une étude des diverses formes de ventes, en cherchant par analogie à trouver le critère d'usure qui retenu pour un bien, est extensible à d'autres.

 

Défendre le Ribâ pour la première thèse c'est frapper d'interdit l'exploitation et la désolidarisé et jeter les bases d'une économie productiviste. Alors que la prohibition du Ribâ, pour la thèse triomphante c'est interdire les inégalités d'évaluation et défendre les présomptions anormales de lésion. C'est un système de légalité formaliste qui ne peut favoriser que les classes possédantes.

 

C'est en conformité avec cet esprit que certaines pratiques commerciales ont été interdites. Le gharar (contrat aléatoire) en est un exemple frappant. Les juristes musulmans, par analogie, le considèrent comme une sorte de hasard (al-maysir). Or le Coran s'oppose à tout gain résultant du hasard ou d'une indétermination. Ainsi il serait illicite de faire écorcher un animal par un tiers en lui promettant, comme paiement, la moitié du prix de la peau. On ne peut savoir sûrement si la peau ne sera pas abîmée et ne perdra pas sa valeur au cours du travail.

 

Les juristes citent sous le nom de gharar une dizaine d'exemples tels que la muzâbana, la vente du Nitâj et le Salam. Pour ce qui est de la muzâbana elle désigne la vente d'une denrée fraîche en échange de la même denrée, mais sèche (raisin pour raisin sec). La Nitâj est un contrat sur des animaux qui sont encore en gestation. Quant au Salam, c’est la vente d'un produit qu'on ne possède pas. Il exige le règlement immédiat du prix avec ajournement de la livraison de la marchandise.

 

Ces pratiques commerciales, et bien d'autres, étaient interdites bien qu'un certain nombre de divergences sur les détails fussent soulevées. Mais, globalement, on admet l'interdiction du gharar par ce que comme spéculation, il introduit des incertitudes et des risques.

 

Disons, pour conclure, que les longues discussions juridiques autour du gharar et des autres modes de contrats n'ont pu délivrer les écoles juridiques de leur vision microcosmique du Ribâ. Les préjudices qu'une telle vue peut faire encourir à la société sont très graves puisqu'elle justifie une économie cumulative qui structure les classes. Cela ne peut sécréter que désaffection à l'égard du travail et scinder, à la longue, la société.

 

Pourtant cette dérive est un souci majeur du discours coranique, ce que les juristes semblent oublier. Un des contes, que le Coran reprend, nous rapporte les propos des contribues du prophète Cho'aib: " Est- ce que tu nous empêches de faire de nos biens ce que bon nous semble." En prohibant le Ribâ, le texte fondateur semble avoir en vue d'intégrer les croyants dans une communauté construite sur la solidarité et ou les biens contribuent à l'homogénéisation de la société et la relance du travail et de la créativité.

 

III- Les iniquités et l'esprit de l'Islam

 

Dans sa récente fatwa, le juriste saoudien Ennaceur dit en substance: la réponse que nous avons cherchée vainement dans le patrimoine juridique c'est le moyen d'aboutir à la performance économique sans faire appel au système bancaire moderne. Selon lui, le monde musulman est acculé à s'adapter à ce système s'il veut se faire une place au milieu des nations prospères. Achmaoui, le juriste égyptien, plus nuancé, se rend compte que les choses ne sont pas aussi simples. Il a souligné, dans l'introduction de son ouvrage, que la légitimation des intérêts et la reconnaissance juridique du système bancaire capitaliste ne peut éliminer certains aspects négatifs: "En attendant que l'humanité puisse établir un nouvel ordre socio-économique plus humain dans ses objectifs et sa nature, il nous paraît superflu aujourd'hui de soulever dans les pays musulmans toute opposition au système des intérêts bancaires ".

 

Ces deux juristes prêchent la reconnaissance d'un état de fait hors duquel aucune issue ne s'ouvre. Les contre propositions, bien qu'existantes, ont du mal à formuler une alternative moderne et applicable.

 

Cela va dans le sens de l'idée énoncée en tête de ce travail. Encore une fois il paraît que l'histoire contemporaine du monde musulman est celle d'une nation qui a subi un modèle, d’abord politique puis, aujourd'hui, économique et social par l'occident. En effet, le contexte socio-politique internationale pose le problème des rapports de force. des problèmes d’intégration, de la nécessité enfin sur le plan juridique d’unifier dans une large mesure les différents systèmes de droit, afin que certaines relations se fassent dans les meilleures conditions.

 

Ce défi là parait lourd de conséquences. Car le cas de l'endettement du monde musulman prouve bien d'une part que la question n'est plus à une légitimation des intérêts. D'autre part, il prouve que dans le système du prêt à intérêt celui qui emprunte doit rembourser ses dettes et ses services indépendamment du résultat social. Alors que le créancier est, en principe. s’il est bon gestionnaire, sûr de récupérer son dû après s'être entouré du maximum de garanties. Ce système, dans des conditions de déséquilibre des échanges internationales, ne peut déboucher que sur la crise d'endettement permanente. De ce fait on se retrouve confronté de nouveau à la question de la nature de la monnaie. Est-elle une marchandise ou une fonction ? Le principe juridique mondial actuel semble refuser d'y voir une fonction. La rémunération de la monnaie doit se faire sans rapport avec la valeur qu'elle doit créer puisqu'elle se fait indépendamment et antérieurement au résultat acquis.

 

C'est ce que révèle le paradoxe du droit musulman classique. Mis au pied du mur par le système économique actuel, il ne peut tenir la place qu'il tenait par le passé puisqu'il est battu en brèche dans presque tous les pays musulmans. D'autre part, ceux qui prônent l'application du droit classique ne savent vraisemblablement pas à quoi s'en tenir. L'application de la chari'a selon les écoles juridiques ne peut en aucun cas fonder une économie productiviste et une société solidaire. En effet les jurisconsultes traditionnels, tout en continuant à dire que l'islam a interdit le Ribâ, ne l'incluent pas moins le concept général de vente. Selon eux le prêt n'est qu'une forme de vente dans laquelle chacune des deux parties doit recevoir la même valeur que l'autre. L'égalité manifeste est le seul critère de la validité du prêt et tout surplus provenant d'un prêt est inadmissible, car c'est un Ribâ flagrant. Peu importe si cette perception du Ribâ rejoint objectivement la vision mondiale qui se désintéresse de ce que générer les crédits octroyés à des fins sociales, politiques et humaines.

 

La quasi-totalité des juristes refusent de voir dans le prêt une dimension spécifiquement sociale qui la différencie des actes de ventes ordinaires. Ils persistent à faire respecter la lettre du texte prohibant le Ribâ et refusent de s'intéresser à son esprit du texte et à la finalité de ses prescriptions. Ce qui doit, à notre sens, être présent dans l'analyse des problèmes économiques et financiers c’est la répartition des richesses pour une justice sociale. Car en définitive la prohibition du Ribâ dans l'Islam vient de ce qu'il y a lésion économique et sociale. L'usurier pompe le travail d'autrui et le réduit à une rémunération abusive du capital.

 

En raison de leur endettement massif certains pays se plient aux exigences des instances financières internationales. Ce qui n’arrange en rien les choses. A l’intérieur comme à l’extérieur, ces pays s’enlisent dans une crise socio-politique due à un système de prêt implacable. Le cas d’une Algérie meurtrie est très révélateur, sa dette extérieure est évaluée à 23 milliards de dollars avec des intérêts annuels de 5,5 milliards de dollars. Il va sans dire que les revenus pétroliers ne peuvent remédier à cette situation aggravée par un chômage galopant. Dans pareilles conditions on peut se demander légitimement en quoi l’application du droit musulman (la chari’a) tel que nous l’avons exposé peut changer les rapports sociaux, économiques et juridiques. Ce qui est tragique c’est que le cas algérien n’est pas une exception dans le monde musulman et dans le monde tout court.

Hindouisme  Judaïsme Bouddhisme Christianisme Islam Histoire des Religions Sinica

Francité